« J’étais trop jeune, trop sotte pour me rendre compte que j’avais le choix, le choix de dire non et de m’affirmer, mais j’ai préféré ignorer cette évidence. Nous sommes enfants, nous aimons nos parents et ils nous apprennent le bien. »

Papa, maman, un chat, un chien, rien ne manquait à ma naissance. Ce jour-là, le ciel était si bleu qu’on me prénomma Sky. Je déteste ce prénom, il est si plein de promesses oubliées, de paradis perdu. Ma seule faute fut de développée un complexe d’Œdipe envers mon père, mon héros, mon mentor. Architecte, il créait des merveilles tout droit sorties de son imagination. J’y voyais Babylon et ses jardins, la nouvelle tour d’Alexandrie, j’étais naïve, terriblement naïve, mais mon père était mon modèle de réussite. D’ailleurs, je n’avais que lui. Ma mère ne faisait guère le poids malgré son amour évident pour moi. Elle était caissière dans une épicerie de quartier, peu d’études et venant d’une famille appauvrie par les temps durs. Son caractère narguait la guimauve et son sourire faisait office de seule arme potentielle. Mes géniteurs s’octroyaient des idéaux antagonistes, des grandeurs opposées et je m’étais toujours demandée ce qui pouvait bien les lier, les empêcher de diverger totalement de route et d’espoir. Si seulement j’avais su que c’était moi…







À cette époque, je me le demandais. Moi, la petite fille qui fuguait devant les crises de ses parents, devant un couple dont l’harmonie se diluait, je me sentais comme une ombre, une petite chose fragile. Assoupie contre un arbre du parc, je rêvais de mon petit bonheur et du chocolat que j’avais oublié sur le comptoir. Armée de mon sac-à-dos contenant un livre à colorier, mon doudou, trois galettes et un jus aux fruits, j’étais prête, à sept ans, à quitter la maison, car je n’avais plus l’attention me revenant. C’est alors qu’Elle vint, une fée aux grands yeux doux et à la voix enfantine qui me demanda mon nom. Méfiante, je l’avais longuement dévisagée avant d’apercevoir ses étranges oreilles…comme un serre-tête d’Hello Kitty. Ma confiance venait d’être innocemment gagnée…







Une amitié, un désordre d’ordre nucléaire.




Une assiette sombra sur le sol, les éclats s’éparpillèrent sur le plancher de la cuisine. Ma mère me fixait, un air affolé sur le visage, les mains écartées en signe de négation. Je ne compris pas tout de suite, je saisis trop tard. Mon père laissa tomber son journal, m’observant gravement, puis il balaya tout se trouvant à sa porter, m’apostrophant d’un ton sans équivoque :


Et cela s’éternisait, relançant une lutte dont les raisons me paraissaient claires à présent. Ce fut la première fois que mon père me déçut, la première de beaucoup d’autres. Et l’aveugle découvrit le soleil, je changeai mon fusil d’épaule. Ma mère se révélait de moins en moins étrangère…


Je retrouvais Anita tous les jours. Le parc de notre rencontre devint notre gîte, notre lieu secret. L’herbe était jaune, les balançoires rouillaient sous la pluie et les arbres croulaient sous la vieillesse, mais cela représentait le plus bel endroit du monde, celui que nous partagions. Nous avions quinze ans, j’avais un toit et un couvert, elle était un hybride félin en fuite, subsistant de ce qu’elle réussissait à voler et de ce que je lui donnais, sacrifiant mes maigres économies afin de raviver l’éclat de son sourire. Je lui racontais mes déboires égoïstes et elle ne manquait jamais une occasion de m’écouter, me prêtant son épaule lorsque je pleurais un garçon dont le prénom s’effacerait sans difficulté de mon cœur blasé. Indubitablement, mes doigts finirent par se joindre aux siens. Anita fut la première et la seule fille que j’aimai, confirmant des soupçons émis sur mon orientation qui fracassa mon univers d’adolescente modèle.



À l’aube de mes seize ans, mon père boucla ses valises et nous laissa ma mère et moi, partant refaire sa vie avec une nouvelle femme. Je ne le détestai pas, j’étais indifférente envers lui puisque chacun de ses mots avait abîmé notre attachement familial. Il n’était plus rien, juste un obstacle entre Anita et moi de ses réflexions conservatrices. Ma mère ne pleura pas, elle fixa la fenêtre sans un mot, puis elle me caressa la tête avant de me chuchoter :




Comment avait-elle deviné ? À partir de ce moment-là, je ne sous-estimai plus jamais l’instinct maternel.  



À dix-huit ans, j’étais une jeune adulte rebelle, les cheveux colorés et l’âme révoltée. Je voulais voir le monde, je voulais vivre. J’exhortai Anita de me suivre, elle refusa. Elle craignait une mystérieuse menace dont la silhouette menace se dressait dans son regard apeuré. J’essayais d’ignorer ce maître ayant gravé son signe dans sa chair d’un tatouage morbide, je tentais de croire en ses paroles rassurantes, mais la terreur devenait contagieuse et mes folies grandissaient tandis que je fuyais la réalité : Quel avenir commun avions-nous ? Mes études en pâtir, je ne parvenais plus à rester concentrée, rien ne me semblait digne d’intérêt si ce n’était que la musique et ma voix cassée sur un micro dont le son s’apparentait à du métal détérioré. Je dépensais mes revenus d’étudiante en cours de musique, en morceaux de rock ou en vêtements déchirés. Au moins, il y avait ma mère, celle étant devenue une précieuse amie, mais qui manquait parfois de sérieux. Perdue dans sa chimère au goût de liberté et d’égalité, d’hippie et d’épicerie, sa sévérité sur mes actes s’amenuisait, disparaissait et je tanguai sans aucun support adéquat. Dépourvue d’encadrement, je sombrai dans le désarroi à la première occasion. L’anniversaire d’Anita approchait et mon portefeuille criait famine, ma fierté m’empêchait de demander quoi que ce soit à mon père et sa nouvelle famille tandis que ma mère joignait assez difficilement les deux bouts. Jouer dans les bars ne me rapportait pas grand-chose et ce fut une connaissance qui m’offrit ma chance…ou plutôt mon malheur : Je devins escorte. Ne froncez pas les sourcils, ne grimacez pas de dégoût ! Je ne faisais qu’accompagner de riches donateurs à des sorties ou à des galas, ne prolongeant jamais mes contrats. Ils exposaient ma beauté à leur bras et j’empochais leur argent, marché me ravissant intérieurement par sa stupidité. J’évitai d’en parler à Anita, refusant de la choquer, d’affronter de l’incompréhension et je vivais dans l’espoir de la voir rayonner de bonheur lorsqu’elle développerait son présent.



L’occasion ne put se présenter, Anita disparue, kidnappée par ces forces inconnues qui la faisaient tant frissonner. J’avais dix-huit, un boulot de merde, un groupe ne perçant pas dans la musique, malgré ma voix tout de même mélodieuse, et mon amour de jeunesse, la personne m’étant le plus chère, venait de s’évanouir comme un rêve balayé par la tempête. Je ne fus pas détruite, mais tout prit un goût de cendre. M’élevant vers le ciel sur ces balançoire rouillées, je pleurai des larmes silencieuse, me promettant de la retrouver, une autre promesse creuse et infondée. Je passai une année dans le deuil, dormant le jour et travaillant la nuit sous les yeux paniqués de ma mère qui me menaça de m’envoyer chez mon père si je n’acceptais pas de l’aide et de me reprendre en mains. Le choix s’imposa en lui-même. Alec était heureux où il était et j’avais même un petit frère qui ne me connaissait que de nom. Avais-je le droit de gâcher leur idylle ? Non…certainement pas. Et j’ai remonté la pente, le visage et le parfum de l’aimée s’éteignant dans ma mémoire affligée tandis que les souffrances cicatrisaient. Sur ma tête, le présent tabou reposait telle une couronne des souvenirs ; ce casque-audio aurait dû revenir à Anita, je le porte afin de raviver ma volonté...



Aujourd’hui, je suis toujours aussi paumée. Je continue d’arpenter les scènes des bars, passant d’endroits « miteux » à d’endroit « tout de même assez populaires ». C’est un petit pas, mais je n’abandonnerai pas, j’ai la flamme de la musique et du rock qui me colle à la peau. L’escorte devient un revenu secondaire et j’espère le proscrire d’ici quelques mois. Il faudrait peut-être que je pense à retourner aux études…En quoi ? Bonne question…Ces temps-ci, il y a un afflue d’hybrides en ville. Les débats lancés à leur sujet ne m’atteignent pas, ils m’apparaissent dérisoires, inutiles. Il y a eu Anita, les autres, ce n’est pas la même chose. Je devrais peut-être m’en procurer un, je me sentirais sûrement moins seule dans mon appartement…