La naissance n’est en vérité qu’un détail de plus dans le cours plus ou moins tranquille d’une vie. Elle n’importe que peu bien souvent, mais nombre sont ceux qui tiennent à s’en souvenir. Eska n’est sûre de rien. Elle est née dans un but précis, dans un lieu sans intérêt, laboratoire parmi tant d’autres. Objet d’expériences importantes et prometteuses, pour sûr. Quelque chose s’étant produit il y a bien vingt-quatre ans de cela, déjà. Si longtemps. Si loin. Elle s’en rappelle à peine, c’est pour dire !
Créature à mi-chemin entre l’humain et l’animal, un mélange fantastique et peut-être bien contre-nature, voilà ce qu’elle était. Dans ce lieu de recherches isolé et reculé, c’était la première fois qu’une telle chose se produisait. Un succès inespéré après tant d’essais infructueux et des mois passés à s’échiner sur tant de problèmes. Bien loin de se pencher sur la création d’un hybride entre un animal de compagnie si commun et un être humain, les chercheurs de cet endroit avaient envisagé quelque chose de plus gros, peut-être aussi plus en adéquation avec le climat difficile de leur environnement.

Un renne.

Fière et magnifique bête, au port de tête élégant et noble. Résistant qui plus est. Majestueux en un mot. Que demander de plus ? Oui, pour eux c’était un rêve, un accomplissement de ce qui n’aurait peut-être dû rester qu’un songe. Et ainsi, sa croissance fut suivie avec grand soin, subissant quotidiennement tests et vérifications poussées afin de s’assurer qu’elle était en bonne santé. Et, voyant qu’elle semblait se développer de façon plus que correcte et sans anicroches, ils tentèrent de reproduire l’expérience, le tout obtenant un franc succès. Eska, continua d’être  surveillée et contrôlée, et se portait comme un charme. Un peu craintive peut-être et peu causante, souvent prostrée dans un coin sans un mot. Mais pas une méchante bête.

Et un jour, alors qu’elle ne devait pas avoir plus de dix ans, quelqu’un extérieur au laboratoire manifesta un intérêt pour elle. Un homme déjà âgé, au visage placide et à la chevelure immaculée. Il avait l’air bien gentil avec son visage strié de rides et son sourire bienveillant. Fortuné au possible, il déplorait l’absence de ses enfants, trop occupés ailleurs, et le décès de sa femme. Il avait besoin de quelqu’un pour lui tenir compagnie, et son choix se porta sur l’hybride. Il fallait dire qu’elle semblait si délicate et tranquille, avec ses grands yeux bleus et son minois adorable.

C’est ainsi qu’elle se retrouva dans le vieux manoir de son nouveau propriétaire, accroché à un flanc de montagne, à proximité d’une station balnéaire prisée. Bien vite, elle fut prise en charge par l’homme lui-même, qui lui inculqua, jours après jours, un tas de choses. Bonnes manières et politesse; culture général, musique et théâtre. Tout ce qu’il affectionnait, à dire vrai. Dans le but d’en faire une demoiselle à la compagnie plaisante, et avec qui il pourrait ensuite avoir d’agréables discussions. Car oui, c’était tout ce qu’il souhaitait. Une présence à ses côtés dans cette bâtisse trop vaste, quelqu’un avec qui parler quand ça allait et quand c’était moins le cas. Et c’est ce qu’elle devint. Une compagne exemplaire, toujours douce et élégante. Un modèle d’éducation et de bienséance.

***
Le silence et la tranquillité s’étaient envolés comme un groupe de pigeons effrayés dans une allée lorsque les enfants de son bienfaiteur avaient fait irruption dans le manoir. Endeuillée, souffrant d’une perte qui lui brisait le cœur, Eska ne savait si elle pourrait supporter pareil tintamarre. Des enfants qui courent, des cris de marmots capricieux et indisciplinés. Un chaos grandissant qui ne faisait que la mettre un peu plus mal à l’aise. Elle se sentait à bout. D’autant plus qu’ici, personne ne se souciait plus d’elle. Tout ce qui comptait aux yeux de ces rapaces sans cœur, c’était l’héritage et l’argent que leur rapporteraient les lieux. Et rien d’autre.

Fuir.

Misérable solution pour une créature qui avait grandi dans le raffinement, quatorze ans durant. Sauf que c’était la seule alternative viable. Ça ou devenir folle. Pire encore, revendue, rabaissée au rang des meubles qui commençaient doucement à quitter la maison, emportant avec eux trop de souvenirs inestimables. Ça faisait mal, de voir ainsi une partie de soi s’envoler comme si ce n’était rien.

Manteau bien chaud sur le dos, elle s’en était donc allée, ne craignant pas réellement la poudreuse immaculée qui peignait la région en cette saison. C’était si beau. D’une clarté presque éblouissante. Cependant, elle n’avait pas le temps de se perdre dans la contemplation. L’heure était à la course effrénée, pour un semblant de liberté, un reflet de tranquillité. Oui, en cet instant, la jolie nourrissait le fol espoir de pouvoir s’éloigner suffisamment et ne plus jamais être tourmentée par cette famille tapageuse.

Sauf que la fuite de l’hybride fut finalement remarquée. Ou plutôt, son absence. On mit sur pieds des recherches, avec une jolie récompense à la clef. A vrai dire, ils ne voulaient même pas remettre la main dessus, non. Trop fatiguant de s’occuper d’une bête qui ne pensait qu’à fuir, voyons. Au lieu de ça, il était précisé que celui qui la capturerait pourrait en faire ce qu’il voulait. La garder, la revendre, la tuer, en faire une décoration de cheminée. A leur guise, tant qu’elle se retrouvait loin d’eux.

Encore aujourd’hui, elle se demande parfois pourquoi ils ne l'avaient pas tout simplement laissée fuir, se perdre dans la nature. Au lieu de ça, un type au faciès balafré lui avait mis le grappin dessus, sans douceur aucune. Pour ensuite l’emporter avec lui bien loin de ses montagnes enneigées et de tout ce qui un jour avait fait son bonheur. Et finalement la vendre. Oh, pas dans une animalerie, non. Pas assez de bénéfices pour ce monstre un peu trop avide. Le marché noir était bien plus indiqué pour se remplir les poches, et c’est ainsi qu’elle s’y retrouva. Entretenue et pomponnée, certes, afin d’achalander le client prisant la beauté plutôt que le simple imbécile sans intérêt. Quelqu’un qui paierait le prix fort pour une perle aussi cultivée que cette douce hybride. Mais loin d'être heureuse.

Il n'y a rien de gratifiant à sa situation, et pourtant, elle s'y plie. Docile et consciente que fuir reviendrait à mourir. Alors, Eska reste là, assise sur une chaise, des chaines aux chevilles. Tirée à quatre épingles de la tête aux pieds, le minois placide et le regard ailleurs. Avec l’impression de n’être plus qu’un trophée qui attend d’être clamé par un chanceux, un pseudo-gagnant. Réducteur et diablement insultant pour un orgueil comme le sien.