Amaëlle avait-elle été abandonnée avant d'être amenée en animalerie ? Ou bien était-elle née en laboratoire puis avait été vendue ? Elle n'en sais rien. Mais, très jeune, elle était passée aux mains d'un couple aisé vivant dans une grande maison du centre ville. L'homme, un certain Sir D'Hyrsandel, était grand et mince, toujours très bien habillé, avec un petit sourire en coin. Ils n'avaient jamais eu d'hybride auparavant, mais, cédant finalement à la mode du moment, il avait choisi Amaëlle comme cadeau pour sa femme. Un peu comme un animal de compagnie, ou un objet de décoration... Bref, tombé sous le charme de cette petite fille angélique, il l'avait ramenée avec lui ! La femme était grande elle aussi, maigre et sèche, maniérée, son menton pointu toujours porté haut au dessus de ses épais manteaux de fourrure. Elle avait regardé la petite créature devant elle avec une pointe de surprise. Un cadeau ? ça ? Ma foi, pourquoi pas, tant que ça ne faisait pas trop de bruit, que ça ne prenait pas trop de place, et qu'elle n'était pas celle à devoir s'en occuper, il était vrai que c'était plutôt joli !

Bref, Amaëlle fut installée dans une petite chambre du côté des bonnes, dont l'une fut chargée de la nourrir et de s'occuper d'elle. Oh elle n'avait pas le droit de sortir à l'extérieur de la maison, mais elle était parfois conduite dans le salon lorsqu'il y avait des invités, pour que ces derniers s'extasient devant la beauté de ses ailes, ses cheveux si blancs, son regard si noir, son air si innocent... Comme elle serait belle lorsqu'elle serait plus grande ! Sir D'Hyrsandel opinait du chef, fier, tandis que Dame D'Hyrsandel pinçait les lèvres...

Car c'était vrai. Et peut être cela était-il l'origine de tout ce qui se passa ensuite, finalement...

Sir D'Hyrsandel s'était en effet attaché à la fillette bien plus que ça femme, la traitant parfois presque comme sa fille. Cette dernière grandissait vite, d'une innocence charmante. Il était gentil avec elle, et elle aimait quand il venait la voir. Mais plus il se rapprochait d'elle, et plus sa femme la traitait avec froideur, bientôt rongée par la jalousie...
Oh, bien sûr, lui s'en rendait un peu compte, mais il n'en saisissait pas la profondeur. Il ne comprenait pas cette jalousie, et, s'il essaya de moins montrer son affection à la petite fille en présence de sa femme, cela ne changea en fait pas grand chose...

Non, toute cette jalousie éclata finalement bien plus tard...



Amaëlle avait douze ans lorsque Dame D'Hyrsandel la croisa un soir au détour d'un couloir, passant de la cuisine à sa petite chambre en serrant un livre contre sa poitrine. La jeune hybride savait que la Dame ne l'aimait pas, même si elle n'en comprenait pas la raison, et baissa la tête avec un léger salut, essayant de se faire toute petite et de continuer son chemin. La Dame haussa un sourcil, et l'attrapant par le bras la tira brusquement vers elle pour lui demander froidement :

"Où as tu eu cela, toi ? Tu ne l'aurais pas volé dans la bibliothèque par hasard !"

Amaëlle lui rendit un regard écarquillé de surprise et de crainte, secoua la tête :

"Non Madame, c'est Monsieur qui me l'a donné..."

La femme eut un rire aigu :

"Donné ?? Petite sotte, tu ne sais même pas lire !!"

La fille oiseau rougit, se mordit la lèvre :

"Mais il y a des images... Il a dit que je pouvais le garder..."

"Ne soit pas insolente !!"

La claque la jeta sur le sol. Oh, ce n'était pas la première fois qu'elle la frappait, mais Amaëlle fut effrayée de voir l'étincelle de démence dans son regard, et elle se protégea instinctivement de ses bras et de ses ailes. Se retrouvant face à une armure de plumes blanches, la Dame poussa un cri de rage : les ailes, les ailes, toujours ces ailes !! La veille encore, leurs compagnons de la soirée n'avaient pas tari d'éloges ni d'envie devant ces ailes !! Elle ne supportait plus leur vue !! Comme prise de folie, elle l'attrapa pour la relever brusquement, et tira la fillette derrière elle. Marchant à grands pas, elles sortirent de la maison.
C'était la première fois qu'Amaëlle mettait un pied à l'extérieur depuis qu'elle était arrivée, et même la douleur provoquée par la main serrant son poignet ne parvint pas à lui retirer un petit sourire d'émerveillement tandis qu'elles traversaient les rues...



"Enlevez-lui ses ailes."

Le boutiquier la regarda avec des yeux ronds, répéta d'un air ahuri :

"Ses... Ses ailes ?? Mais... Nous n'avons pas de quoi..."

Dame D'Hyrsandel le fusilla du regard, et jeta un chèque blanc sur le comptoir :

"Je suis la propriétaire de cette chose, et je veux que vous lui retiriez ces ailes... maintenant !"

L'homme pâlit, croisa le regard de la fillette qui ne comprenait pas grand chose à ce qui lui arrivait, déglutit, secoua légèrement la tête :

"Je... Vous êtes sûre ? Nous n'avons rien, rien du tout pour... Je ne peux..."

Il croisa à nouveau le regard de la Dame qui, furieuse, grinçait presque des dents en le fusillant de son regard glacial :

"Vous... refusez ?"

L'homme déglutit à nouveau. Il savait qui elle était, et il n'avait pas l'intention de prendre le risque de subir le courroux d'un des couples les plus puissants de la ville pour une simple hybride, aussi répugnante la tâche fut-elle... Il finit donc par hocher la tête et emmena la jeune fille à l'arrière...


Les cris résonnèrent bientôt. Des cris de souffrance, des cris de cauchemar, bientôt étouffés par quelque astuce pour éviter de déranger le voisinage. Dame D'Hyrsandel resta droite dans ses escarpins vernis, le visage dur et fermé. Nombreuses minutes plus tard, on entendait plus rien. Et lorsque l'homme revint, livide, essuyant ses mains tremblantes sur un chiffon rouge sang, il eut du mal à articuler :

"Elle... Elle a perdu connaissance... Mais, si elle reste comme ça, elle va mourir, il faut... il faut la soigner, mais je n'ai rien... Je suis désolé je n'ai rien du tout pour..."

Il se tût, incapable d'ajouter quoique ce soit. Il avait fait ce qu'il avait pu, entourant le corps de la fillette dans des bandages de fortune pour ne pas qu'elle se vide de son sang... La Dame lança un bref regard, et fit un signe de la main :

"Prenez la, et suivez moi."

Il fronça légèrement les sourcils :

"Je... Madame, je ne peux pas, il y a la boutique, et..."

Un nouveau regard le fit taire, et il inclina légèrement la tête, résigné :

"Très bien..."

Quelques minutes plus tard, il verrouillait la porte de la boutique, portant aussi précautionneusement que possible la fillette, toujours évanouie, dans ses bras. Puis il la suivit jusqu'à la grande mansion. Une servante vint leur ouvrir, poussa un glapissement de surprise et d'horreur rapidement étouffé la vue de la fillette. Dame D'Hyrsandel entra chez elle comme s'il n'y avait là absolument rien d'anormal :

"Occupez-vous d'elle."

La bonne murmura un "bien, Madame" en s'inclinant légèrement, et récupéra le chargement du boutiquier, avant de fermer la porte derrière elle. L'homme resta immobile plusieurs secondes sur le perron, encore choqué par ce qui venait de se passer, avant de finalement rentrer chez lui...




Le lendemain matin, lorsque Sir D'Hyrsandel rentra chez lui, il ne se doutait pas de ce qui l'attendait.


Les cris et autres bruits de disputes résonnèrent longtemps, avant que le silence ne règne plusieurs jours dans la maison. Un silence glacial.
Puis, placé devant un ultimatum sans trouver de solution, Sir D'Hyrsandel décida finalement de préserver son statut et de revendre l'hybride, dès qu'elle serait remise...


Il parvint à la garder un mois, puis se résolut à retourner à la boutique avec la fillette. Du bel ange ne restait pas grand chose : physiquement blessée et psychologiquement choquée, Amaëlle avait plus l'air d'un zombie que d'autre chose... Sa beauté ? L'amputation mal réalisée avait laissé de larges cicatrices dans son dos, en plus d'une douleur latente et continue. Et il s'avéra en plus que cette douleur s'éveillait parfois brusquement, lors d'un mouvement un peu trop brutal ou autre, jusqu'à la faire hurler à nouveau et la jeter sur le sol ! Heureusement, ces crises allaient en s'espaçant au cours du temps, mais revenaient toujours au moment où on s'y attendait le moins...

Bref, l'hybride n'avait plus aucune valeur.


Elle fut toutefois achetée par la suite par une vieille dame, douce et gentille, mais qui malheureusement tomba malade peu de temps après. Se retrouvant rapidement même incapable de se lever, Amaëlle s'occupa d'elle comme elle pu, restant à son chevet la plupart du temps, quand les personnes qui venaient s'occuper d'elle n'étaient pas là. Cette période fut calme et, si ce n'était passionnante, elle permit à la petite fille de grandir encore, de se reconstruire un peu.
Mais la vieille dame mourut trois ans plus tard, et Amaëlle retourna à l'animalerie, le coeur lourd.


Et aujourd'hui ? Depuis combien de temps était-elle là, à attendre ? Reléguée au fond de la boutique, le vendeur ne savait même plus quoi faire d'elle... Amaëlle, elle, regardait passer les gens au loin, se demandant s'ils viendraient par ici... Si l'un d'eux voudrait l'acheter...
Mais qui chercherait un hybride comme elle ? Elle était sale, maigre et mal habillée, sa peau plus claire encore qu'avant à ne plus voir la lumière du jour... Enfermée dans une étroite cage, elle évitait de trop bouger de peur de déclencher une nouvelle crise de douleur le long de son dos... Une hybride cassée, ne sachant rien faire, causant plus de soucis qu'autre chose...

Levant la tête, elle tendit son cou mince un maximum pour apercevoir, là bas, un petit coin de la fenêtre. Un léger sourire étira ses lèvres :

Le ciel était bleu, aujourd'hui.